« Et comment faire littérature des tâtonnements d’une vie sans tomber dans le reportage et le documentaire ? Sa structuration psychique l’a-t-il doté d’une mentalité de porteur de valise en recherche d’une mère, un combat, et d’un père, un maître à penser ? » (p. 51).
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Si vous êtes lectrice.lecteur de Jean-Michel Devésa, vous savez que vous entrez dans l’univers d’une écriture singulière, vous savez que pour y naviguer, il vous faudra être attentif, inventif et accepter des dérives inattendues au moment où vous commencez à vous familiariser avec les personnages de la fiction. L’écriture de Jean-Michel Devésa est d’une grande exigence en choix lexicaux, en évitements de toute facilité, en densité discursive, en documentation riche et savante. Pour ma part, j’ai essayé de me dégager d’une critique sous « pavillon de complaisance » (Journal).
Jean-Michel Devésa (c) Arnaud Galy
une désarmée des morts
Petit rappel des titres précédents : Bordeaux la mémoire des pierres (2015), Une fille d’Alger (2018), L’Empreinte du souvenir, 2018), Scènes de la guerre sociale (2020). Garonne in absentia (2021).
Alors entrons pour découvrir cette « désarmée »… Deux autres « sources » accompagneront ma lecture du roman : l’émission que je viens de citer et le « Journal » de l’écriture du roman qu’on peut lire sur le site de l’écrivain . Et comme l’a suggéré l’émission, « la clé des ondes », l’écoute de Claude Nougaro : « Moi mon Océan/C’est une Garonne/Qui s’écoule comme/un tapis volant »… et de Léo Ferré :
« Je suis d´un autre pays que le vôtre, d´une autre quartier, d´une autre solitude. Je m´invente aujourd´hui des chemins de traverse. Je ne suis plus de chez vous. J´attends des mutants. Biologiquement, je m´arrange avec l´idée que je me fais de la biologie : je pisse, j´éjacule, je pleure. Il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s´il s´agissait d´objets manufacturés. Je suis prêt à vous procurer les moules. Mais… La solitude… La solitude… »
Dans son Journal, le romancier est beaucoup plus explicite sur la musique qui l’a accompagné car la gestation de l’écriture est toujours liée à une œuvre musicale particulière. Il y précise aussi que le texte s’est élaboré comme « une marqueterie ».Les cinq chapitres qui le composent sont à peu près d’égale longueur (une vingtaine de pages) et porte un titre centrant l’attention sur un point précis de la narration.
Le chapitre I, « Où une vierge baigne dans son sang », s’ouvre par la description très détaillée d’un paysage en une longue phrase que ne ponctuent que des virgules : « […] Un paysage au milieu des eaux, une petite vie enveloppée dans un grand sommeil lagunaire, la proie des moustiques, avant la formation du cordon dunaire et les modifications du paysage qu’il a provoquées, la constitution de grands lacs l’inversion du ruissellement désormais orienté vers la Garonne et la Gironde, la disparition sous les graves d’un large delta […] »
Une désarmée des morts enquête en Médoc
Dans cet espace, le lieu de la fiction est nommé : Barrouille, une chartreuse, propriété des Garranch-Laterrade depuis six générations. Nous sommes installés dans le vignoble bordelais. Après ces trois premières pages d’installation du décor, le titre du roman et un des protagonistes surgissent :
« Une, armée des morts, un louis au creux des seins et des perles comme deux gouttes à ses oreilles, à moitié vivante parmi les disparus, le père bien sûr, la mère et le fils, celui-ci de le perdre elle ne s’est pas interdit, à une époque où elle avait encore sa langue, sa tête n’ayant pas un matin heurté le rebord de la baignoire, c’était le mois de son anniversaire, on ne saura jamais si elle est tombée ou si on l’a agrippée, lui faisant perdre l’équilibre, les cheveux tirés et le crâne fracturé contre l’émail ».
Ce « on ne saura jamais » est-il ouverture d’une enquête policière ou indice d’une (con)-fusion Véronique et la mère du narrateur et donc en partie d’une auto-fiction ?
Maurice, le marin est désigné comme le possible meurtrier qui s’est arrêté à mi-chemin puisqu’il a appelé les urgences… Mais déjà surgit le récit des obsèques : cette femme fracassée est-elle morte ?
Survient alors une seconde ligne d’écriture qui intervient tout au long du roman dans la fiction proprement-dite (dont on n’a pas encore tous les éléments) : la prise de parole du romancier qui partage avec le lecteur les motivations de l’écriture : elle est un moyen de déchiffrer la complexité du monde ; mais elle est soumise aux occupations professionnelles qui l’entravent et qui obligent le romancier à trouver des stratégies de retrait pour s’y consacrer.
Après ce long décrochage du récit factuel, on y revient. Sont consignées des informations sur les maîtres des vignobles et leurs jeux politiques, proches du régime de Pétain et du Reich ; puis abandon du domaine, par peur des représailles, à la chute du IIIe Reich.
- Bordeaux la mémoire des pierres (2015), Une fille d’Alger (2018), L’Empreinte du souvenir, 2018), Scènes de la guerre sociale (2020). Garonne in absentia (2021).