« Je me rends bien compte qu’il est trop tôt pour raconter notre histoire, puisqu’elle s’écrit encore et que s’inscrivant désormais dans la longue lutte des opprimé.es, elle ne sait quand sera sa fin [2] ! »
Est-il jamais trop tôt pour raconter une histoire ? La considérer au passé pose la question des archives, souvent parcellaires quand il s’agit des sujets populaires. L’observer au présent ou dans son extrême contemporain, met au défi de fixer ce qui est encore en mouvement, mais permet de conserver de précieuses traces qui menacent de ne pas être consignées si l’effort n’est pas mené dans l’ici et maintenant de la lutte. L’une et l’autre approche à ses vertus, et ses risques. J’emprunterai donc une troisième voie, celle de la littérature, car cette historicité jaune, aussi brève qu’elle fut, a composé une matrice de communauté de récits,pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean Birnbaum, qui nous raconte bien une histoire, peut-être moins récente qu’il n’y paraît.
A première vue, les Gilets jaunes ont plus subi qu’écrit leur histoire. Des jacqueries médiévales au mouvement des places jusqu’au refus de reconnaître une quelconque filiation à un mouvement qui serait une « émotion populaire », une « grogne » sans racine et donc sans avenir. Si toutes les comparaisons historiques ne sont pas malavisées ni impertinentes au contraire, il n’en reste pas moins que la plupart d’entre elles émanent d’observateurs extérieurs au mouvement. Or, cela a pu contribuer au sentiment d’une confiscation de l’avenir [3] des Gilets jaunes, une confiscation de plus et donc une violence supplémentaire, car lorsque nous sommes dépossédés de la narration de notre vie, nous en sommes comme absents, chassés au point parfois de se sentir tués dans notre propre existence.
« Ils nous chasseront, nous tueront, et feront de notre histoire un conte dissuasif" [4]
»
Ce détournement, cette censure, sont propices à la répression : c’est particulièrement le cas pour les Gilets jaunes. L’historie médiatique du mouvement, – entendez celle construite et diffusée par le discours dominant –, a institué un « conte dissuasif » pour reprendre les mots d’Anita Nair.
« nous sommes décriés, insultés, méprisés à longueur de journée par l’immense majorité des médias qui ne veulent absolument pas comprendre ce qui se passe dans ce pays ». [5]
Autrement dit, on a ouvragé l’histoire de la révolte des Gilets jaunes comme un outil de dissuasion pour les futurs mouvements sociaux, et les résultats sont probants puisqu’une véritable peur d’aller manifester, c’est-à-dire d’exercer une liberté fondamentale, s’est installée et renforcée ces cinq dernières années.
Mon parti-pris est donc d’analyser dans quelle histoire les Gilets jaunes ont fait le choix de s’écrire, dans quelle filiation ils se sont reconnus, pour mieux appréhender quel avenir réclame ce mouvement. Car écrire, dire, inscrire le nom « Gilets jaunes » dans les médias, dans des ouvrages, sur les réseaux, etc. c’est commencer une histoire. « Dire le nom, c’est commencer une histoire, / disait Samuel Makidemewabe, poète Indien Swampy Cree du Canada / dire le nom c’est raconter une histoire, écrit encore Monchoachi, / et écouter les noms, c’est recueillir une histoire [6] . Ecouter, recueillir, accueillir les voix sans distinction, n’était-ce pas ce que nous nous devons en démocratie ?
« J’ai tout de suite sentie qu’ensemble nous écririons des pages qui feraient date dans l’histoire d’un pays jalonné de soubresauts [7]L’expression première est celle de la conscience de vivre un moment historique. C’est peut-être la plus partagée : que nous ayons ou non été sur les ronds-points, en manifestation, que nous ayons soutenu ou honni le mouvement, rien ne enlevé cette sensation d’avoir communément traversé une épreuve humaine et démocratique qui marque un précédent. Différent dans sa forme, elle est peut-être aussi forte que celle de la pandémie qui suivra.
Dans un second temps, s’expriment les références et figures passées auxquelles le mouvement a pu s’identifier ou contre lesquelles il se dresse dans un effort continu de lutte contre la tyrannie « afin que nous puissions vivre dans la concorde d’une Commune réinventée [8] ! »
Ces références ne donnent à lire ni repli sur soi, ni désir de chef à poigne (ou à plume) pour « remettre de l’ordre ». Ni refus de la démocratie – sauf à considérer que notre démocratie actuelle a atteint son summum –, ni même, et cela peut surprendre, de réelle défiance envers les élu.e.s, locaux du moins [9]. En effet, loin de vouloir détruire les institutions démocratiques, c’est plutôt un appel à se remémorer les origines de la démocratie qu’a lancé le mouvement des Gilets jaunes, afin de la régénérer.
« Les Français ont oublié d’où venait leur démocratie. Elle n’est pas venue des partis politiques. Elle est venue du peuple (oui je sais pour certains c’est un gros mot)" [10]
Ce travail et devoir de mémoire, cher à Paul Ricœur [11], est central pour les Gilets jaunes : leur mobilisation n’est pas uniquement de circonstance, elle affirme aussi une constance historique : celle du peuple qui revendique et exerce son droit légitime à désobéir quand le pouvoir n’assume plus son rôle de barrage aux injustices, de lutte contre les inégalités.
Les ronds-points, les AG citoyennes, le « vrai débat », les cahiers de doléances… tous ces mots, tous ces textes ont contribué, volontairement ou non, à rendre de nouveau sensibles et concrets les possibles démocratiques : « j’ai la sensation de pouvoir faire quelque chose de vraiment important en tant que citoyen. / Pour la première fois de ma vie, je me dis que c’est possible [12]. »
Et, dans le même temps, ils alertent sur le risque autoritaire et l’insensibilité à l’horreur qui nous guettent lorsque ces pratiques collectives sont oubliées : « le fait d’être estropié à vie, sans jugement, parce qu’on a manifesté, même avec violence, ne choque personne [13] … ? »
Par le biais du travail de mémoire, c’est la question de la démocratie sociale comme contre-pouvoir à la démocratie représentative qui transparaît. Déjà présente dans la première campagne présidentielle au suffrage universelle en 1848, cette thématique est aussi gravée dans le marbre de la Constitution de 1946. S’inscrivant dans les pas du Conseil national de la Résistance, les Gilets jaunes reposent donc une question qui travaille en profondeur la République Française : la démocratie sociale doit-elle être l’instrument permanent de l’exercice du pouvoir ou un outil pour l’orienter, en prévenir les abus ? Ce n’est pas le lieu d’y répondre, mais ce débat, rouvert il y a cinq ans, apparaît prémonitoire : face au 49-3 érigé en méthode de gouvernance, le partage du pouvoir entre l’exécutif, la représentation nationale et les citoyens est plus que jamais à l’ordre du jour.
Comment dès lors considérer que ce mouvement n’était qu’une simple « crise », qu’il ne « chante plus », et que l’on doit « absolument [le] conjuguer au passé [14] » ? S’il s’écrit dans l’histoire, c’est pour mieux s’inscrire dans l’avenir. Quelques citations à l’appui :
« Nos rêves les plus quand tu tenais ma main / Sur les barricades"[15]« Que vienne la police et ses hordes de chiens, / Et leurs dragonnades [16 » « ‘’Tirez-les !’’ Enfin il n’l’a pas dit comme ça. / Il connaît bien l’Histoire le monsieur, / s’est juste pris pour le petit-fils d’Adolphe Thiers [17] »
« Bientôt, on l’appelle, / surgira le Germinal [18]/ des convergences [19]”
« Nous sommes les Sans-culottes, les Canuts, les enfants de La Commune, les sauvageon.nes, les sans-dents, les racailles, les Gilets Jaunes, bâtisseurs d’Utopies, pourvoyeuses de rêves, assoiffé.es de justice [20] »
L’héritage des « barricades » et celui de la Commune de 1871 est revendiqué dans de nombreux textes. La Commune est un carrefour ou plutôt un point de non retour. Durant ses quelques mois, c’est l’expérience double d’une espérance sans borne et d’une mutilation populaire, à l’image de ce qu’a été le mouvement des Gilets jaunes. La Commune est une mise en pratique inédite d’une démocratie radicale, citoyenne. Mais c’est aussi une répression brutale des forces républicaines aux ordres d’Adolphe Thiers auquel est ici affilié Emmanuel Macron, son « petit-fils ». C’est un moment de clef de la rupture entre la République et son peuple, à l’image du mouvement des Gilets jaunes qui, lui aussi, a cherché à donner corps aux aspirations citoyennes (recours à la proportionnelle, prise en compte du vote blanc, association des citoyens à la décision publique par le biais du tirage au sort, référendum au niveau local, etc.), avant d’être réprimé.
Justement, en ce qui concerne la répression, la mention des « dragonnades » n’est pas neutre. Elle compare finement les méthodes policières à celles des « dragons », ces soldats de cavalerie qui se sont rendus célèbres pour leur violence, notamment lors des persécutions exercées sous Louis XIV à l’égard des protestants contraints de se convertir au catholicisme. Si ce n’est plus de religion qu’il est question aujourd’hui, l’usage de cette référence vient montrer que l’esprit reste le même : il faut se conformer à la pensée et au discours dominants sans quoi vous serez rappelé à l’ordre.
L’originalité de ces textes est de faire se rencontrer diverses temporalités qui solidarise le présent avec un socle populaire historique mais permet aussi un dépassement de ce présent que nous ne maîtrisons qu’à la marge. Ainsi, le croisement des images d’Epinal de la révolution (« Sans-culottes », « Canuts ») avec des dénominations du peuple plus récentes (« sans-dents » ; « racailles »), trace une continuité avec le mépris social d’hier et celui d’aujourd’hui, mais ouvre surtout à ce qui vient : ces utopies, ces rêves dont les Gilets jaunes se disent les pourvoyeurs, non pour eux-mêmes mais « pour les autres, pour tout le monde », quitte à faire « de très gros sacrifices pour y arriver [21] ».
Ces « sacrifices », c’est ce peu que nous pouvons faire sur cette marge qu’est le présent pour ébaucher la représentation de l’avenir. L’expression de sacrifices consentis ensemble et pour l’ensemble de la population, nuancent l’analyse du mouvement comme agrégat d’intérêts particuliers. Il a pu l’être, soyons honnêtes, nous sommes toutes et tous partie prenante, à divers degrés, de l’individualisme qui mine la société. Une raison de relativiser toute prise sur le présent, même celle qui paraît la plus assise, la plus certaine de son fait. C’est peut-être une des leçons des Gilets jaunes : sans délaisser la co-construction ici et maintenant d’un projet de société, la marginalisation qu’ils ont subi les a prévenu d’une erreur : croire que le présent dépend de nous alors qu’il s’impose à nous avant tout.
L’inaboutissement dans l’immédiat des revendications n’est pas une mise en échec. Cet espace-temps jaune, ces samedis, ces ronds-points, ces lieux de rencontres échafaudés ensemble, ont été autant de moyens de « Se redécouvrir sans même qu’on le veuille / Comme frères et sœurs [22]
» et peut-être ainsi, de goûter à nouveau ce que « peuple », « démocratie », « liberté », « égalité » veulent dire. Des termes puissants et porteurs de dignité mais aussi fragiles et dévoyés. On sait cela en se replongeant dans l’histoire. En inscrivant ce savoir dans l’avenir, on prend notre part dans l’ouvrage collectif de la mémoire transmise, interrogée, pour finalement énoncer des faits qui s’organisent en récit partagé.
Des cahiers de doléances aux poèmes, des publications facebook aux lettres, le corpus littéraire du mouvement des Gilets jaunes constitue un roman vrai de la société [23]. Celle que nous avons connue dansla dernière décennie au moins, mais aussi les formes possibles de celle à venir, tout comme les révoltes passées éclairent celle des Gilets jaunes. Parce que ces textes ont la double qualité de saborder le réel et de déborder dans le réel. Ils remettent en question nos certitudes d’une part, et déploient des possibles ne pouvant s’envisager dans le cadre actuel d’autre part.
Face à un Grand Récit troué d’absences et de mise sous silence, la contre-culture jaune qui a point – sans toutefois pouvoir se développer –, aura néanmoins permis de rappeler l’histoire à ce qu’elle devrait être : la conjugaison de nos existences, un espace de résonnance.
Cette contre-culture, aussi brève et incomplète fut-elle, s’est manifestée par l’« effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles-mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites – et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entraide qui supplée à l’absence du document écrit [24] ». Les Gilets jaunes ont été des historiens et des écrivains. Le sont-ils toujours cinq ans plus tard ? Discrètement mais sûrement, comme en témoigne ce vers qui est tout un programme : « Nous offrons notre temps à demain [25] ».
Ce roman vrai, cette communauté de récits : autant de sources dans lesquelles puiser l’énergie de faire ensemble un monde habitable pour les vivants et le vivant. Autant de visions qui nous font dire :
« on PEUT
Espérer s’en sortir en regardant bien en face
le domaine des POSSIBLES – tu piges ?
Non pas ce qui cloche
Ce qui est possible [26] »
C’est peut-être ça l’Histoire après tout : la mémoire des cauchemars et le récit de ce dont on peut rêver ensemble.
Collectif POÉTISTHME
Association PourQuoiPas
Université Populaire de Bordeaux