Histoire de voir … histoires au pluriel
24 octobre 2023 à 13h00 au 24 octobre 2025 à 14h00
Al-Kahina, ou Kahena et Lalla Fatma N’Soumer deux femmes remarquables
Une conférence de Pierre Robin historien et écrivain sur deux femmes remarquables Al-Kahina, ou Kahena et Lalla Fatma N’Soumer à 12 siècles de différence et qui appartiennent à l’histoire de l’Algérie à des époques différentes, et qui ont eu toutes les deux des destins remarquables.
Ce qui m’a intéressé dans cette recherche 1, c’est de rapprocher les deux vies qui, à plusieurs siècles de distance ont connu une évolution presque semblable, avec bien sûr des contextes historiques très éloignés.
Il y a un point commun entre elles qui domine : toutes les deux, d’origine berbère, dans un environnement patriarcal qui relègue en général les femmes à un statut inférieur, ont organisé et dirigé la résistance armée contre les envahisseurs de leur pays.
Je vais essayer de raconter leur parcours, en mettant en valeur les similitudes de leur vie étonnante. J’ai choisi la présentation d’un parcours parallèle de ces deux destins… Deux femmes qui ont échappé à la domination des hommes… Commençons par un saut dans le temps…
Nous nous retrouvons au VIIe siècle et nous allons rencontrer la première femme de cette évocation. Elle est connue dans l’histoire sous le nom d’Al-Kahina, ou Kahena, « la prêtresse », « la prophétesse » ou même « la sorcière » en arabe, en fait c’est un surnom que les arabes lui ont donné, mais son vrai nom est Dihya, ou Dihya Tadmut qui est un nom berbère, car elle est
née berbère 2…
Les sources historiques qui la concernent sont très approximatives, elles dépendent souvent des historiens qui, d’ailleurs, sont souvent arabes 3. Les légendes qui entourent le personnage se mélangent avec l’histoire réelle.
Ce qu’on peut savoir, c’est qu’elle est née sans doute dans un village des Aurès et qu’elle était la fille du chef de la tribu. On ne sait pas vraiment comment elle devint « reine » ou cheffe de la tribu, sans doute à la mort de son père. Un désaccord a divisé les historiens, certains affirment qu’elle était de religion chrétienne, d’autres de religion juive, mais la thèse qui semble l’emporter, c’est qu’elle fut chrétienne. En fonction du contexte historique, le Maghreb et donc les Aurès sont dominés par les peuples berbères, où la religion chrétienne est très implantée.
Les Amazigh se répartissent aujourd’hui dans plusieurs pays du Maghreb, les Kabyles, les Chaouis en Algérie, les Rifains et les Chleuhs au Maroc, les Touaregs dans le désert du Sahara, les Zénètes…
La transmission de la langue s’étant faite par l’oralité, il est souvent difficile à un berbère Kabyle de
comprendre et de dialoguer avec un berbère marocain même si la base de la langue est la même (un
peu comme l’Occitan en France, le parler est souvent assez différent entre un Provençal et un Gascon par exemple…).
Al-Kahina
Au milieu du VIIe , commence la conquête arabe et musulmane du Maghreb, décidée par le chef de la dynastie omeyyade.
La conquête musulmane de 661 à 750 concerne le Maghreb qui à l’époque était le pays des Berbères. Une fois le Maghreb conquis les arabes se lanceront à la conquête de l’Espagne (El Andalus)
Cette invasion se heurte dans un premier temps à une résistance du peuple berbère sous les ordres d’un chef, appelé Koceila, qui réussit à stopper l’avance des troupes arabes et qui capture le général dirigeant la conquête qui sera exécuté.
La Kahena semble avoir déjà joué un rôle et avoir été associée à la conduite de la guerre aux côtés de Koceila, dans cette première résistance, puisque, selon un historien arabe, ce serait elle qui aurait poussé à l’exécution du général… On pourrait retrouver la confirmation de ce caractère déterminé et implacable, dans une histoire racontée sur elle : elle aurait tué son mari, qui aurait été brutal et tyrannique, mais il est toujours difficile de démêler la légende de la vérité. Nous savons qu’elle a été mariée, puisqu’elle a eu plusieurs fils, dont certains d’ailleurs se rallieront à l’envahisseur, mais toujours est-il que l’on ne voit pas apparaître clairement dans sa biographie d’hommes qui auraient exercé un pouvoir ou une autorité sur elle.
Franchissons 12 siècles, et retrouvons au 19ème siècle, l’autre femme de cette évocation. Elle est connue sous le surnom de Lalla Fatma N’Soumer, de son nom de naissance Fatima Sid Ahmed. Lalla est un titre honorifique attribué aux femmes importantes, Soumer étant le village où elle a passé la partie la plus importante de sa vie.
Lalla Fatma N’Soumer
Pour elle, les renseignements historiques sont plus précis que pour la Kahena. On connaît sa date et son lieu de naissance. En 1830, elle naît dans le village de Ouerdja, dans le massif de Djurdjura en Haute-Kabylie. C’est donc une Berbère comme la Kahina. Son père était le chef d’une école coranique et elle est la descendante d’une lignée de marabouts. Elle fut vite initiée aux enseignements religieux qui étaient en principe réservés aux hommes. Cela lui permettra d’acquérir une autorité et un pouvoir spirituels, y compris sur les hommes. Elle est considérée comme une prophétesse berbère, comme la Kahina, ce qui explique sans doute la place particulière que l’avenir va lui accorder.
Elle montre très tôt son esprit d’indépendance et de révolte par rapport à un milieu profondément conservateur et patriarcal en refusant un mariage imposé par l’un de ses frères. Elle s’oppose à la consommation du mariage, s’enfuit et se réfugie chez un autre frère qui habite le village de Soumer. On lui donne alors le surnom de Fatima N’Ouerdja : « celle qui refuse de se plier aux coutumes ».
Elle manifestera plus tard une intelligence stratégique dans la conduite des opérations militaires.
Pour les hommes qui vont la suivre, ses prévisions sont comparées à des prémonitions d’ordre divin et religieux. Elle se fait remarquer très vite dans son village comme une femmes détentrice d’une grande autorité morale par sa connaissance de la religion et s’impose ainsi naturellement auprès des dirigeants de la communauté.
Dans les années 1850, la colonisation française menée par l’armée, a fortement progressé. Les plaines de la région d’Alger, de Constantine et d’Oran sont aux mains des envahisseurs. Par contre, la Kabylie montagneuse et difficile d’accès reste à l’écart de la conquête. Se crée alors une poche de résistance kabyle qui s’organise. L’armée française va concentrer ses troupes dans cette région pour soumettre la population rebelle….
A la fin de cette première partie de vie, les similitudes entre les deux femmes, berbères toutes les deux, sont de nouveau étonnantes : deux femmes qui ont échappé à la domination masculine dans un monde où règne d’une manière pesante le patriarcat. Les deux femmes exercent un pouvoir spirituel sur la communauté et en particulier sur les hommes.
Deux femmes « cheffes de guerre »
Revenons à la Kahina…
Vers 688, le chef berbère Koceila meurt au cours d’un combat et c’est la Kahina qui prend la tête de l’armée berbère. Elle devient alors cheffe de guerre et elle doit faire face en 698 à une nouvelle offensive arabe des Omeyyades. Elle remporte alors une grande victoire contre l’armée arabe et son chef le général Hassan, lors d’une bataille qui s’est déroulée le long de l’oued Nini et qui fut surnommée « la bataille des chameaux 4 »… Après cette défaite, les arabes se retirent de la région des Aurès, pendant plusieurs années, laissant la Kahina installer son règne, en fédérant autour d’elle, les tribus berbères du Maghreb…
Quant à Lalla Fatma, grâce à l’autorité qu’elle a acquise dans son village, elle rejoint la résistance à l’armée française dans la montagne… Elle s’intègre au soulèvement provoqué par Boulaghia, un résistant proche d’Abd-El-Kader. Elle dirige les Imzeblen (« les volontaires de la mort »), qui organisent des embuscades en utilisant le relief escarpé contre les troupes françaises et, après la mort de Boulaghia, c’est sous son commandement en 1854 que les Kabyles remportent une importante victoire à Tazrout, la bataille du Haut-Sebaou. Les Français sont obligés de se retirer de la montagne. C’est une humiliation pour l’armée de la colonisation vaincue par 5000 combattants berbères menée par une femme. Lalla Fatma devient « la Jeanne d’Arc du Djurdjura »…
Deux femmes qui connaissent la même fin tragique…
Cinq ans, après leur défaite contre l’armée de la Kahina, l’armée arabe reprend l’offensive avec des effectifs fortement renforcés. L’avance des troupes arabes se traduit par de multiples destructions de villages, et d’incendies de récoltes. Certains historiens mettent en cause la reine Kahina qui aurait voulu pratiquer « la stratégie de la terre brûlée » pour retarder l’invasion étrangère, mais d’autres attribuent ces dévastations aux actions punitives de l’armée arabe elle-même. La dernière bataille a lieu a Tabarka vers 703… L’armée berbère est vaincue et la Kahina est capturée. Il y a plusieurs récits sur sa fin, selon des versions elle serait morte en combattant, d’après d’autres elle se serait suicidée avec du poison avant d’être prise… Mais le récit qui revient le plus souvent et qui, d’après les recoupements, paraît le plus vraisemblable, c’est qu’elle fut décapitée et que sa tête fut envoyée comme trophée au dirigeant de la conquête arabe, le calife des Omeyyades …
Après la défaite et l’humiliation subies par l’armée de la colonisation, les français vont concentrer des forces très importantes pour écraser définitivement la rébellion dirigée par Lalla Fatma. 35.000 soldats sont envoyés dans la Haute Kabylie. Le maréchal Randon qui commande la garnison française remporte deux victoires décisives. Lalla Fatma N’Soumer est faite prisonnière. Au moment de sa capture, elle dira au maréchal Randon, confirmant ses dons de prédiction ( !) :
« Nous faisons partie de cette montagne, nous sommes comme les pierres et les rochers qui la composent. Tôt ou tard, vous partirez et nous, nous resterons. » Elle sera enfermée et détenue pendant 6 ans. Elle mourra à l’âge de 33 ans, sans doute à cause des conditions difficiles de sa détention…
C’est le 3ème point commun de ces deux destins : des existences marquées par la brièveté et une certaine fulgurance, qui se terminent tragiquement…
La mémoire de ces deux femmes considérées et honorées comme des héroïnes a été entretenue par de nombreux écrits sur elles, textes historiques, romans, poèmes, chansons, en Algérie et à l’étranger, pour la Kahina surtout dans le pays berbère. En 2003, une statue financée par une association privée, a été érigée en mémoire de la Kahina dans la ville de Baghai, lieu où elle aurait résidé. De même, une statue de Lalla Fatma N’Soumer existe dans la ville de Tizi-Ldjama et ses restes ont été transférés par le gouvernement algérien au cimetière des héros nationaux à Alger,
mais il semble que petit à petit leur souvenir s’estompe dans la mémoire collective et qu’elles ne soient plus une référence importante dans l’historiographie algérienne…
Parce que ce sont des femmes ?…
En 2016, la statue de la Kahina à Baghaï a été incendiée et en partie détruite par un acte criminel… Elle a été reconstruite depuis, mais cet attentat a été très mal vécu par la communauté kabyle algérienne, très attachée à son histoire et à ses traditions.
Un peu de musique pour finir
Djurdjura – Igwerdan ad ddun yidi (live 1982)
DjurDjura fut un un groupe français d’expression kabyle, de musique instrumentale et vocale folk en langue berbère, fondé en 1979 à Épinay-sur-Seine et réunissant trois sœurs, Djouhra, Malha et Fatima Abouda.
Le groupe emprunte son nom au Djurdjura, la plus longue chaîne montagneuse de la Kabylie. Il se présente et on le présente comme étant un « groupe de femmes algériennes »
Le groupe se sépare en 1986 Un nouveau groupe, sous le nom de Djur Djura (en deux mots) est créé la même année par Djura l’une des trois sœurs.
ait menguellet “kker amis umazigh
Debout fils d’Amazigh (en Kabyle kker a mmis umazigh est un chant patriotique kabyle, considéré par beaucoup comme l’hymne national Amazigh. Il a été composé par Mohand u yidir Amrane en 1948.
C’est Lounis Aït Menguellet qui est certainement l’un des artistes les plus populaires de la chanson berbère contemporaine, qui l’interprète
Aït Menguellet, né en 1950, est un poète qui est devenu l’un des symboles de la revendication identitaire berbère. À propos des évènements qui ont secoué la région de Kabylie ces dernières années, il dit que, égale à elle-même, la région est un bastion de la contestation et qu’elle a toujours été à l’avant-garde des luttes.
« Je parle de la Kabylie à ma façon, afin d’apporter quelque chose pour que les choses évoluent ».
1 Merci à Pierre Testud qui m’a permis de rencontrer la Kahina dans un passage de son livre « Les oursins de mon enfance » (Ed. d’Albret), merci à Marie-Ange Ripoll qui m’a mis sur la piste de Lalla Fatma N’Soumer.
2 L’appellation « berbère » est dérivé du grec barbaroi, puis du latin barbarus, récupéré par les Arabes en barbar et enfin par les Français avec berbère (ce qui a donné aussi « barbare »). Ce terme désignait avant tout les «gens dont on ne comprend pas la langue», c’est-à-dire les étrangers. L’autre nom qui désigne ces peuples d’Afrique du Nord est Amazigh (c’est ainsi que les « Berbères » se désignent eux-mêmes) qui qualifie les hommes libres ou les hommes nobles. Le mot tamazight désigne leur langue.
3 Dont l’historien arabe Ibn Khaldoun.
4 Les Berbères dissimulent 2 000 archers entre les pattes des centaines de dromadaires alignés sur un double rang. Lors de l’assaut des arabes, les archers se découvrent brusquement criblant de flèches l’armée adverse.
5 Les arabes ont conquis le Maghreb. Cependant la résistance des berbères n’est pas éteinte. Une grande révolte éclate de 739 à 743 contre les occupants arabes qui ont imposé de lourdes taxes. La révolte est suffisamment puissante pour contraindre les Omeyyades à fuir la région et à se réfugier en Andalousie. Les troupes berbères subissent ensuite une très lourde défaite en essayent de s’emparer de Kairouan. La répression est terrible et les Berbères sont massacrés. Cette révolte permet cependant de maintenir temporairement l’indépendance d’une partie du territoire berbère, autour de ce qui est aujourd’hui le Maroc et l’ouest de l’Algérie
Al-Kahina ou Kahena et Lalla Fatma N’Soumer Deux femmes algériennes remarquables
2024 04 23 Conférence de Pierre Robin historien écrivain
mis en onde par assoPourQuoiPas.org
lecture Martine Descoubes Jean-Pierre Lefèvre
Extraits du documentaire réalisé pour la TV algérienne par Bedziri ⴱⴻⴷⵣⵉⵔⵉ
“Dihya”, Reine des Amazighs (Le Refuge De La Kahina Dihya)
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