Histoire de voir … histoires au pluriel
24 octobre 2023 à 13h00 au 24 octobre 2025 à 14h00
La grève du Joint Français en 1972 à Saint Brieuc en Bretagne.
Une grève toute aussi symbolique pour le mouvement ouvrier, qui rejoint les combats pour l’émancipation sociale et culturelle comme celui des Penn sardin fêtées aujourd’hui encore à Douarnenez pour le centenaire de leur victoire (voir article).
La grève du Joint Français reste connue à travers la photo iconique du manifestant hurlant sa détresse, accrochée au veston de son camarade de classe devenu CRS. Elle a fait le tour du monde !
Cette grève a mobilisé en 1972, au-delà de la Bretagne. Elle va ouvrir après 68, de nouvelles formes de luttes, grèves sauvages, occupations d’usine, séquestrations de patrons, auto défense ouvrière contre les milices patronales et la police du capital, manifestations et coordination de secteurs entiers paysans, étudiants, lycéens. La génération des baby-boomers, passait à l’offensive.
Une grève du Joint, pas celui qui fait planer mais celui sur les salaires, et qui posera les questions sur les aspirations du moment, le tout sur la prise de conscience à l’écologie de toute une région, placée en première ligne face aux catastrophes maritimes et les marées noires.
Pendant deux mois, au printemps 1972, la grève du Joint à Saint-Brieuc mobilise toute une région qui se bat pour sa dignité, développant des solidarités ouvrières, paysannes et de la jeunesse issue de mai 1968.
L’engouement soulevé par la révolte des ouvriers et du peuple breton est parallèle à la naissance de nombreux mouvements autonomistes plutôt de gauche comme le FLB (Front de Libération de Bretagne) pratiquant l’action directe, de l’UDB (Union Démocratique Bretonne) qui est indépendantiste et se présente aux élections secouant les équilibres politiques de la région, à gauche comme à droite.
En ce début de décennie, s’ajoute ou nourrit les mécontentements, d’autant que la région reste toujours dans un isolement économique chronique, ce qui pèse sur l’emploi, le tout augmenté de la crise paysanne, alimentant ainsi ces bouillonnements sociaux.
Naissance de l’écologie politique
Les années 70 seront marquées par une autre mobilisation populaire, elle aussi très forte. Le projet d’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff commune située sur la pointe bretonne Ce projet déclenche entre 1978 et 1981 des manifestations massives, dépassant là aussi le cadre local et aboutit à son abandon.
Le mouvement antinucléaire de Plogoff, s’inscrit dans une époque marquée par la naissance de l’écologie politique dans le Monde entier. Le terrain est propice en Bretagne, frappée par une succession de Marée noire dû aux échouages successifs de pétrolier géants au large des côtes. le Torrey Canyon (1967), l’Olympic Bravery (1976), le Boehlen (1976), l’Amoco Cadiz (1978), le Gino (1979) et le Tanio (1980).
Revenons à la grève du joint Français.
L’usine dont la maison mère est à Bezons en banlieue parisienne, s’implante au début des années 1960 à Saint Brieuc. On est encore dans les 30 glorieuses. L’usine bretonne du Joint français est l’une des cent filiales d’un empire financier comportant 113 000 employés.
Les marges sont considérables, le PDG du groupe (et vice-président du patronat français) s’en vante… Magnanime, il a fait de grands sacrifices pour donner du travail aux Bretons. En réalité, c’est la collectivité qui, en 1962, a mis la main au portefeuille pour faire venir le Joint à St-Brieuc : primes à l’embauche, exonération de patente, terrain offert…
Après quelques débrayages ils – et d’abord elles- s’étaient mis en grève en mars 72, allant jusqu’à occuper l’usine.
– Le conflit du Joint français va durer huit semaines et beaucoup occuper l’attention de l’opinion.
Lorsque le préfet fait évacuer l’usine, le grand quotidien Ouest-France publie en “une” la photo d’un ouvrier qui empoigne un CRS: tous deux sont des copains d’enfance qui fréquentaient la même école dans le même village. Une photo iconique. Le soutien aux grévistes du Joint Français est à peu près unanime. Des collectes, manifestations dépassent le cadre local.
La municipalité de Saint-Brieuc est tenue par le PSU, petit parti de la gauche autogestionnaire très faible dans le reste du pays mais très fort dans les Côtes du Nord et le Trégor. Le leader de la CFDT, Jean Lefaucheur parle comme il l’entend depuis le balcon de l’Hôtel de Ville. Les chrétiens de gauche comme les descendants des bleus républicains de Bretagne applaudissent. Les caisses de soutien se remplissent. Les étudiants de Rennes et les lycéens de Saint-Brieuc manifestent.
Ainsi, le 18 avril 1972, 15 000 manifestants défilent à Saint-Brieuc en chantant : “on ne travaille pas un fusil dans le dos“, allusion à l’occupation de l’usine par les CRS, et à “la colère bretonne” de Gilles Servat.
Finalement les grévistes obtiendront l’augmentation de salaires demandée 70 centimes par heure et non en pourcentage, il faut le noter, mais l’opinion aura aussi entendu l’autre revendication : la demande d’un travail qui ait un sens. Cette victoire la région le paiera cher, le nom de Joint français a été longtemps pour eux un repoussoir freinant le développement industriel de Saint-Brieuc
Pourtant, cette lutte pouvait laisser la place un an plus tard à un autre conflit, celui de Lip à Besançon qui présentait, en plus grand, des caractéristiques proches: le leadership d’une CFDT alors très combative, la critique d’un travail taylorisé. L’usine franc-comtoise était plus séduisante, ses productions étaient autrement connues, la longueur de la grève y permit l’expérimentation d’ateliers en autogestion et même d’une université populaire.
L’histoire d’une photo iconique
Le conflit du Joint Français, à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), c’est aussi ce cliché. On y voit le face-à-face entre Guy Burniaux (décédé en 2021), ouvrier du Joint Français, et Jean-Yvon Antignac (décédé en 1988), CRS. Le premier pleure, à le visage déformé par la colère, tout en saisissant par le col son pote et ancien camarade d’école.
« Ce matin-là, l’ambiance était électrique, explique Guy dans une interview dans Ouest France. Lorsque j’ai vu les CRS débouler, j’ai reconnu Jean-Yvon ! Nous étions ensemble au lycée Curie. En classe, nous étions inséparables. Quand j’ai reconnu Jean-Yvon, j’ai vu en lui le gars qui venait briser notre mouvement. J’ai explosé. Je pleurais de rage face aux injustices. Il ne m’en a pas voulu. Nous nous sommes revus ensuite. »
Ce 6 avril 1972, Jacques Gourmelen est bien loin de se douter que la photo qu’il saisirait ce jour-là avec son Semflex 6×6 ferait le tour du monde. Il passe la nuit avec les grévistes. « J’étais là au bon moment. 30 secondes après, cela aurait été trop tard. » Jacques Gourmelen voit tout de suite le face-à-face. Il sent que c’est « la photo ». Il saisit la scène à l’instinct, un cliché qui fera le tour du monde et des luttes.
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L’appel unitaire de la manifestation du 1er mai 1972 utilisera d’ailleurs comme image sur l’affiche d’appel à manifester.
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