Monsieur le Président,
J’aimerais que vous expliquiez à ma fille de 5 ans pourquoi maman ne met pas le chauffage partout dans la maison ?
Pourquoi maman n’achète pas du pain tous les jours ?
Pourquoi le soir maman mange ce qu’il reste dans son assiette ou bien une tasse de café ?
Pourquoi maman fait souvent des nouilles, passé le 15 du mois ?
Pourquoi maman a traversé beaucoup de rues très loin de la maison pour enfin décrocher un emploi précaire alors que selon vous une seule rue suffisait ?
Pourquoi le Père Noël apporte des cadeaux que maman a fabriqués ?
Pourquoi maman utilise la prime de Noël pour payer la taxe d’habitation et audiovisuelle avec des pénalités de retard ?
Pourquoi des maisons sont vides alors qu’elle voit des Français dormir dans la rue ?
Pourquoi maman trie régulièrement nos affaires et les donne à d’autres gens qui n’ont rien ?
Pourquoi maman se sent heureuse et dit qu’elle est riche quand elle arrive à s’offrir un café en terrasse, bien meilleur qu’à la maison ?
Pourquoi maman dit qu’elle s’est cognée le pied quand elle pleure le soir dans son lit en consultant le solde de son compte ?
Pourquoi maman sait déjà qu’elle ne pourra pas lui payer de grandes études ?
Pourquoi cette année (encore) son arrière-grand-mère, qui a travaillé toute sa vie en tant que femme de ménage chez des gens aisés, touche environ 750 euros de retraite ?
Pourquoi donc elle vient passer l’hiver en famille une année de plus en laissant sa cuve de chauffage au fioul vide ?
Pourquoi les gens riches continuent d’obtenir les miettes qu’il restait aux pauvres ?
Pourquoi maman dit que nous sommes pauvres sans jamais s’en plaindre malgré sa colère ?
Monsieur le Président, pensez surtout à lui expliquer comment fait maman pour rester digne et humble quand les préoccupations du peuple vous passent au-dessus de la tête.
Si, après lui avoir expliqué tout cela il vous reste encore un peu de salive, dites-lui pourquoi maman a honte de vous !Une maman comme tant d’autres !
[2] [2] Lettre extraite des Cahiers de Doléances de la ville de…
Redevabilité envers le présent : comment justifier une République qui fabrique de l’indignité ? Une démocratie de l’inquiétude « passé le 15 du mois », un modèle social qui ne sèche pas les larmes de celle qui « pleure le soir dans son lit en consultant le solde de son compte » ? Comment expliquer cela aux Françaises, aux Français qui ne peuvent déserter leur vie et encore moins leur pays vers des paradis-tropicaux-fiscaux ?
Il faudra bien rendre des comptes, et si ce n’est aujourd’hui, ce serait demain. Car cette mère n’écrit pas pour elle.
L’exigence de redevabilité qu’elle formule est avant tout destinée à cet avenir incarné par l’enfant (« ma fille de 5 ans »), face auquel le parent n’est pas le seul comptable. Cette lettre met l’Etat face à ce qu’il doit à ses citoyennes et citoyens. Elle rappelle que la solidarité nationale est une vaine formule si elle se résume à la liberté, l’égalité et la fraternité qui s’empoussièrent aux frontons burinés de nos mairies. Une vaine formule oui, si elle ne prend pas corps. Si l’on ne donne pas aux mots de la chair, du sang, du cœur.
« Pourquoi maman a traversé beaucoup de rues très loin de la maison pour enfin décrocher un emploi précaire alors que selon vous une seule rue suffisait ? »
La première réponse relève d’une inversion de la redevabilité dans une logique digne de la rhétorique de Kennedy [3]« And so, my fellow Americans, ask not what your…
: ne demandez pas ce que Pôle Emploi peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour Pôle Emploi. Réponse : traverser la rue pour réduire le taux de chômage sur lequel nous pourrons capitaliser. Et tant pis, – ou tant mieux ? – si cet emploi « précaire ».
Cette petite phrase parmi d’autres est une violence symbolique qui fait retour dans de nombreux textes. Cette lettre n’hésite pas à ironiser, une manière de retourner le stigmate et se défaire de la culpabilisation : « selon vous une seule rue suffisait ». Il est vrai qu’en utilisant l’article défini (« la »), le Président a laissé entendre qu’il ne fallait en traverser qu’une. Mais peut-être aurait-il oublié ses plus élémentaires cours de français ?
« Pourquoi maman sait déjà qu’elle ne pourra pas lui payer de grandes études ? »
Tout est là, dans ce « sait déjà », et plus précisément dans l’adverbe de temps « déjà ». Celui-ci dit la chose suivante : nul ne guérit de son enfance. [4] https://www.youtube.com/watch?v=EpCFCoj8pYI ; bien que…
Ce qui est héréditaire c’est la grande pauvreté, l’expérience de la privation dès le plus jeune âge et non les difficultés scolaires ou les manques qui seraient inhérents à une catégorie de la population et l’empêcherait d’accéder à des « grandes » études.
Ce savoir expérientiel vaut bien des études statistiques décorrélés de toute épaisseur humaine. [5] On estime que 100 000 élèves par an son déscolarisés à…
Le seul manque qui soit est celui du déficit de lien, d’accompagnement, de prévention, de tout ce qui permet de vivre dignement, de voir son humanité, sa citoyenneté reconnues et de pouvoir l’exercer, en partie grâce à une éducation consciencieuse des milieux sociaux et inclusive.
« cette année (encore) son arrière-grand-mère, qui a travaillé toute sa vie en tant que femme de ménage chez des gens aisés, touche environ 750 euros de retraite »
C’est dans la pudeur de la parenthèse qu’éclate l’insupportable « encore », trahissant le retour annuel de la précarité hivernale. Elle est d’autant plus injuste qu’elle apparaît injustifiée : rien ne peut légitimer que « toute [une] vie » de travail équivaille à « 750 euros de retraite ». C’est l’autre vertu de cette lettre : exposer la violence de l’absurdité de notre structure sociale qui consacre l’inégal partage des richesses et donc l’inégale valeur des vies.
La lumière est encore présente dans l’invite à « passer l’hiver en famille une année de plus », à recomposer un foyer, où l’on se réchauffe autant le cœur que la peau. Mais l’insupportable se terre dans le non-dit : celui de l’écart intolérable entre ceux qui « continuent d’obtenir » et ceux qui n’en finissent pas de pâtir « une année de plus ». En plongeant plus encore dans la langue, la hiérarchie sociale est plus visible encore. D’un côté, c’est le verbe (« continuer »), catégorie grammaticale de premier plan, puisqu’il est traditionnellement la partie du discours principale, avec le nom. De l’autre, c’est l’adverbe (« plus »), dont la fonction est d’être le complément, le plus souvent d’un verbe. La tradition normative de la langue française est politique avant d’être technique, c’est le revers d’une structure sociale. Sachant cela, j’invite le lecteur à observer le nombre d’adverbes employés dans cette lettre, car ils n’ont rien d’anodin.
[6] « beaucoup », « enfin », « régulièrement », « jamais »,…« tant », « surtout », etc. L’intérêt de souligner ces adverbes est de pointer le fait qu’ils sont toujours en lien avec une situation de subordination, de domination, contrairement aux verbes qui se rapportent souvent à une position dominante. Un exemple : « jamais » se rapporte à « pauvres ». Les exceptions seront bien sûr tout aussi intéressantes à analyser.
Ainsi s’éclaire une grammaire sociale profondément inégalitaire dont les réalités ne sont pas que sur le papier ou dans les dictionnaires.
Ces réalités maillent le texte qui, par le biais des interrogations successives, semble moins espérer une réponse que mener un combat de visibilisation des inégalités, des injustices, de cet obscène [7] social qui occupe pourtant le devant de notre société. Cet obscène, c’est celui de « la prime de Noël » qui ne fait de cadeau qu’à l’État la récupérant via « la taxe d’habitation et audiovisuelle » ; celui des « maisons vides », une insulte quotidienne aux millions forcés à « dormir dans la rue » ; celui du goût fugace de la richesse grâce à « un café de terrasse » obtenu de haute lutte alors que « les gens riches continuent d’obtenir les miettes qu’il restait aux pauvres »… Voilà la véritable obscénité : celle d’une société qui ….
« comment fait maman pour rester digne et humble quand les préoccupations du peuple vous passent au-dessus de la tête »
[7] ] Au théâtre, l’obscène est littéralement ce qui ne se montre pas sur scène, pour les raisons bourgeoises d’atteinte à la pudeur que l’on sait. Si le monde est un théâtre, il est intéressant d’aller voir ce qu’il cache derrière l’obscénité, ce qu’il rejette aux marges de la société, et pourquoi. C’est aussi ce qui est demandé dans cette lettre : comment expliquer que certaines vies soient considérées comme « obscènes » au point de ne pouvoir être montrées sans avoir été ripolinées par l’ordre moral ?
Afficher cette opposition c’est en dénoncer l’injustice : on exige du peuple qu’il se tienne sage [8], qu’il fasse bonne figure, en échange de quoi… Rien. Hormis toutes les situations précitées qui témoignent d’un abandon du « peuple ». Dans les faits, nul engagement réciproque donc, et c’est bien là où le bât-blesse : quand l’une des parties ne respecte pas sa part du contrat social, et que cette partie (l’État) est celle-là même qui doit en garantir le respect, alors que devient la société ?
La « promesse républicaine » sonne creux quand elle n’a pour traduction que la maltraitance institutionnalisée. Bien sûr, d’autres échelles institutionnelles, locales le plus souvent, continuent à faire leur part, à entretenir des lieux de sociabilités et de dignité. Mais cela ne peut suffire pour faire la vie bonne pour toutes et tous, partout.
Pourquoi maman dit que nous sommes pauvres sans jamais s’en plaindre malgré sa colère ?
Colère contenue pour dire à nos enfants : regarde, je me suis bien tenu, humain je l’ai été jusqu’au bout, ne cédant pas à cette brutalité que je n’ai cessé d’encaisser. Ne pas se plaindre, contenir sa colère, rester digne, etc. oui, oui d’accord : mais jusqu’à quand la dignité des pauvres devra résider dans le silence ?
Cette lettre d’une maman comme tant d’autres nous rappelle une chose essentielle : face à la domination il faut refuser de tenir sa langue [9] et utiliser le langage comme un terrain de lutte politique.
En creux, c’est à sa fille que s’adresse cette maman. Elle lui dit, non, elle nous dit comme si nous étions toutes et tous ses enfants, qu’il ne faut pas négliger la force politique du langage et ses effets sur le réel, aussi modestes soient-ils. L’important n’est pas que cette lettre soit lue par le Président, mais qu’elle soit là, qu’elle existe pour pointer ce qui cloche.
Le chahut provoqué par les mots est comme ce sabot que l’ouvrier glisse dans la machine pour la gripper une heure ou deux : il ne fera pas tomber le système, mais le laps de temps où il en arrête le cœur suffit à ouvrir une brèche pour habiter sa vie dignement et se souvenir de l’avenir où nous pourrons le faire plus que le temps du sabotage.
Et si nous devenions toutes et tous cette « maman comme tant d’autres » ? Si nous prenions le stylo pour écrire à « Monsieur le Président » ? Si, envoyant des millions de courriers à l’Élysée, placardant nos mots dans les rues, chantiers, écoles, hôpitaux, lieux publics et privés, nous faisions la révolution au pied de la lettre ? Qu’adviendrait-il ?
Collectif POÉTISTHME
Association PourQuoiPas 33
Université Populaire de Bordeaux
Photo : Jean-Pierre Sageot