« nous sommes la somme de chacun d’entre nous qui se croyait seul, […]nous savons désormais ce que c’est que de faire corps, […] car ensemble nous avons attrapé la rage et nous la propageons avec Amour [1]
Ces quelques mots font barrage à la solitude. Ils sont le souffle des ronds-points, la force du pavé battu avec les camarades. Ils témoignent de cette formidable énergie sociale qui a animé le mouvement des Gilets jaunes et bien d’autres dans son sillage, celui contre la réforme des retraites en tête.
« Ceux qui dorment ne craignent-ils pas qu’à leur réveil / Les morceaux épars du monde ne s’emboîtent plus [2] ? »
La société de classe a laissé place à une société de l’individu isolé. Et c’est comme si, un matin, en se réveillant, nous ouvrions soudain les yeux sur un monde où les morceaux – c’est-à-dire nous – ne s’emboîtaient plus, ne faisaient plus « corps ».
Bien sûr tout cela ne s’est pas fait du jour au lendemain.
Le capitalisme prédateur est un processus qui émaille progressivement le tissu relationnel de ruptures : transformations du monde du travail (désindustrialisation, tertiarisation de l’économie, « ubérisation », externalisation, etc.) ; le paradoxe des réseaux sociaux (stabilité voire multiplication des relations amicales mais diminution des contacts physiques) ;la méfiance envers les institutions garantes du lien social.Ces trois points étant largement documentés et analysés [3], je me contenterai de donner quelques chiffres évocateurs avant d’en revenir aux paroles de Gilets jaunes. En janvier 2021, 24% de la population est en situation d’isolement relationnel contre 14% en janvier 2020, soit 10 points de plusselon le CRÉDOC [4]. Le taux de mortalité a été multiplié par 3 en moins de 30 ans chez les ouvriers blancs du Midwest, en lien avec la disparition des lieux de socialisation [5]
« L’existence se fonde d’abord à travers le regard des autres. Quand celui-ci n’est plus présent, quand on ne rencontre plus des gens qui nous regardent, qui nous parlent, notre existence tout simplement n’existe plus. Notre existence est éliminée . » [6]
La solitude est donc un mal profondément politique. Mais c’est justement parce qu’elle naît dans l’absence de considération, dans l’indifférence sociale, que le premier terrain à occuper est tout trouvé : l’espace public réapproprié par et pour des usages populaires, collectifs. C’est le creuset de la lutte « contre l’oubli de notre humanité ».
« Nous portons la fièvre et le Chaos de ce monde mais nous voyons bien au-delà »[7] [7] « Peuple Jaune », Myriam Eckert,op.cit....
Le fait d’être esseulé, c’est-à-dire être plus-que-seul car tenu à l’écart, marginalisé, entretient un rapport meurtri à autrui, conduit à la méfiance puis la défiance, parfois jusqu’à la fièvre de la violence symbolique ou physique. De là, onpeutobserver un cercle vicieux partant de l’isolement inégalitaire pour aller vers un vote d’extrême-droite qui lui-même entretient un repli identitaire. Mais ce cercle n’est pas une fatalité. Nombreuses sont les expériences de Gilets jaunes à le démontrer.[8]
Sur le rond-point on guérit durapport blessé à l’Autre. On pense ses plaiesavec lui,enéchafaudantdes politiques de proximité qui à même de panser les fractures de la société :
« Ensemble on a lancé / une grande réunion publique. Dur de parler devant une salle entière, / la veille on était dans le down : / - Viendront, viendront pas ? / Sur les p’tites routes, en plein hiver / deux cent cinquante sont venus ! Trois heures de témoignages, d’échanges. / A la sortie, on s’embrassait, rieurs comme des enfants aimés !/C’était reparti pour un long continuer. » [9]
A partir et parfois sur les ronds-points s’est réinventé le sens et la pertinence d’un collectif blessé : on ébauche une politique de socialisation (« Ah ! Oui, et aussi / on met tout en commun. [10]
Les ronds-points ont été les points de suture des cicatrices de notre solitude.
Des mois durant, ils ont contribué à revitaliser le corps social.
« ‘’Et toi, t’es RIC ou pas RIC ?’’ / ‘’Démission, il la f’ra pas ! / Alors VIe ? Constituante ?...’’ / On fabrique de la tête et des mains, / on élabore, on notre-débat, on acte / et puis on vote. »
Cette réappropriation civique, cette fabrique d’une communauté sensible qui se sont tenues sur les ronds-points, est-ce la raison pour laquelle l’État les a qualifiés de « dangereux » ? Question rhétorique. Qu’y-a-t-il pourtant de plus dangereux pour un État que de perdre « l’assise, le socle ferme où s’enracinent tous les rêves que nous faisons», c’est-à-dire la confiance de ses citoyennes et citoyens ? [14]
J’aimerais m’attarder sur le néologisme : « on notre-débat ». Le trait d’union est évocateur, on ne peut s’empêcher d’y voir un pied de nez au Grand/Débat qui n’aura fait que marquer la séparation entre d’un côté les « dominants » au centre, déblatérant, et de l’autre les « dominés », invités à poser des questions certes, mais en tant que public captif, et pour les résultats que l’on sait. Mais c’est surtout le passage du nom au verbe qui m’interpelle : le « notre-débat », ce n’est pas le débat auquel on assiste, passif. C’est le fait de débattre (« on ») sans nier son interlocuteur, dans un espace de parole partagée (« notre »).
C’est verbaliser au sens premier du terme :un processus psychologique qui aide à exprimer et apprendre à mieux se (re)connaître. De ce point de vue, laverbalisation est un acte démocratique en ce qu’elle rompt avec l’injonction élitiste au silence du peuple, elle lance un défi aux inégalités épistémiques qui méprisent les savoirs populaires. En témoignant ces slogans et refrains :
« La vie c’est pas ça, / c’est pas ce qu’on nous fait » ; « Que ça change » ; « Trop, c’est trop ! » ; « Ah ! Ca ira, ça ira / Tous les CAC40 on les vir’a ! » ; « Et la rue, elle est à qui ? / La rue, elle est à nous ! »
Pour dire tout ça, et préalablement pouroser dire, il nous faut des temps et des espaces publics où l’on peut se donner les conditions de la confiance face à l’incertitude du monde. Cette confiance n’est pas l’assurance donnée par une poignée que les lendemains chanteront. Cette confiance est celle qui se construit dans l’humilité du faire ensemble, pour retrouver la possibilité d’une vie politique ouverte en bas de chez soi, sur les places, à la croisée de nos vies. Alors, occuper un rond-point, c’est devenu occuper l’espoir. Tombeau et avenir, foyer de nos émotions démocratiques et repos des martyrs, partout en France ils pu être les lieux de cette « Glorieuse naissance » d’une démocratie réelle. Si elle n’est pas (encore) advenue, il n’en reste pas moins les graines semées par ces chants d’espérances qui s’élevaient des ronds-points, contre-solitude. [15]
« Fut-ce la mer qui apparut ou la forêt ou le feu / Ou la neige ou la femme ou la gloire des villes / Quel fut donc le signe éblouissant, le soleil entrevu / Et qui fit que chacun de nous s’écria : ‘’Je veux être’’ ! […] /Je veux être ! cria chacun de nous, et nous fûmes»[16]
Collectif POÉTISTHME,
Association PourQuoiPas 33,
Université Populaire de Bordeaux
Illustration : Jean-Pierre Sageot