« On n’est pas que des bœufs » est un des textes emblématiques des Crieuses et Crieurs de rue bordelais. Écrit par Charlotte Fourrière, ce poème versifié s’apparente à une fable satirique dénonçant le mépris de la charge faite à l’encontre des femmes et des hommes ayant participé au mouvement des Gilets jaunes, et le comportement humain, parfois grégaire, du moins tenté par le consumérisme, le confort du conformisme :
« On n’est pas que des bœufs / Parce qu’on est aussi / Des vaches à lait/ Puisque pour tout ça on est prêt à payer, / Et on en redemande même. »
A partir de cette évocation du « bœuf », figure animale récurrente dans la caricature, Charlotte Fourrière va déployer un discours oscillant entre retournement des stigmates et autocritique. Je m’attacherai enfin à mettre en avant deux autres textes qui dépassent cette assignation pour revendiquer une identité collective, source de fierté et propice pour faire humanité.
« Donner un peu de sens, un peu de contenu à ce défilé souvent muet [1]
Lors des premières mobilisations, souvent composées de primo-manifestants peu habitués à revendiquer haut et fort, à brandir pancartes et banderoles, il apparut très vite qu’une chose fondamentale manquait : la parole.
C’est donc pour donner une voix au cortège que se sont formé.e.s les Crieuses et Crieurs de rue à Bordeaux : « Nous donnons donc la parole à des Gilets Jaunes mais pour d’autres Gilets Jaunes qui n’auraient pas forcément les mots [2]
Charlotte Fourrière, compose alors ce qui deviendra un « tube » du mouvement bordelais. Le titre n’est pas choisi au hasard, et c’est là une des premières pierres à l’édifice de la contre culture jaune dont nous tenterons de saisir les contours.
Bien sûr, on entendra l’allusion sonore entre « bœufs » et « beaufs ». Mais l’expression « On n’est pas que des bœufs [5]
« On n’est pas que des bœufs, gentil bétail parqué, / Qui s’engouffrent dans les voies étroites et bouchées / Qui mènent tout droit aux abattoirs / De la joie de vivre, / Du sens, de la générosité. »
La négation anaphorique « On n’est pas que des bœufs », reprise comme un refrain, exprime d’abord le refus d’être réduit au statut de« premiers de corvée », de corps destinés au cyclemétro, boulot, caveau : « Parce qu’on est aussi / des fourmis/ Vouées corps et âme à toute une vie d’industrie »
C’est aussi donc aussi l’occasion de revendiquer une humanité déniée ou plutôt contrainte à être fonctionnelle : « circulent, transportent, travaillent, construisent / De l’aube au soir, voire la nuit même ». Ces verbes d’action enferment dans une activité productive infinie, sans limite temporelle, « Comme si c’était l’ennui le problème ». C’est sans doute le cas : derrière l’ennui, c’est le temps libre qui est visé, le temps social, hors du rythme capitaliste.
Là encore, se ressaisir de la figure du« bœuf » est juste. En effet, Erwin Panofsky [6]
Cette tendance à l’animalisation du populaire, sans être nouvelle, n’en est pas moins insultante. Pourtant, elle est si banale que l’on finirait presque par ne plus l’entendre : combien de médias parlent de « grogne [7]
On ne signalera jamais assez l’importance de se pencher avec humilité et sérieux sur les écrits populaires, pour apprendre et comprendre la vie vécue et non celle conçue en chambre.
Réveiller l’esprit public
1793, le Comité de Salut Public demande au député-peintre Jacques Louis David de « multiplier les gravures et les caricatures qui peuvent réveiller l’esprit public et faire sentir combien sont atroces et ridicules les ennemis de la liberté et de la république [8. »
Si l’on reprend cette définition, c’est bien de caricature et de réveil de « l’esprit public » dont il est question dans le poème de Charlotte Fourrière comme dans d’autres que nous lirons. Caricature de ceux qui veulent réprimer le mouvement mais caricature aussi des Français. N’en déplaise aux « Jojo le Gilet jaune » et autre « Madame Michu », le peuple ne se contente pas de grogner, il sait aussi faire preuve de réflexivité.
« On est aussi des gallinacées/ Notre conscience on en fait un usage limité »
« On est aussi / Des moutons[…] / L’originalité même est un conformisme de bon aloi. »
« Des cochons[…] / Qui nourrissent leur corps et leur esprit / De tout déchet, même les plus inouïs »
« Prêts à tout croire, manger, boire, / A dévorer, même, leurs congénères. »
« Des vaches à lait, des dindons, des gallinacées, / Des moutons, des cochons, des rats, des fourmis… / Et des pigeons !!! »
Après avoir retourné le stigmate, il s’agit de se questionner sur son origine et d’observer à partir de quoi cette construction sociale s’est sédimentée dans les discours et les mentalités. Une analyse littéraire à l’emporte-pièce pourrait juger que ces alliances entre les animaux et les traits de caractères relèvent du poncif et dénotent une médiocre capacité créative. Or, ce serait manquer l’intérêt même de ces poncifs : faire « réaliser à quel point rien n’a vraiment changé », en reprenant des formes et figures du « fond historique des penseurs et orateurs progressistes, tels que Louise Michel, Victor Hugo, Lamartine [9]
Par ailleurs, si ces animalisations et les traits afférants sont classiques, ce qui l’est moins en revanche, c’est son locuteur : les Crieurs ne se placent pas au-dessus de la foule mais parmi elle. Ces passages, clamés et souvent repris en chœur par le reste des manifestants, sont donc des vecteurs d’éveil de la pensée ou de conscientisation d’une servitude volontaire.
« On n’est pas que des bœufs », on est parfois bien moins, souvent bien plus. Reconnaître ses bassesses à la même hauteur que ses qualités, voilà ce qui s’appelle faire preuve d’humilité, un mot plus simple à prononcer qu’à incarner.
« Crier ensemble créer des liens »
Ne pas être que des bœufs, c’est bien, mais ça ne dit pas ce que l’on est. Dans son « Texte crié aux forces de l’ordre » en réponse à l’aboiement soldatesque « y a des connards cachés là-bas », Laure Dupuis fait entendre une fierté collective : celle du « nous » des travailleurs. Pas des employés non, car le travail s’étend au-delà de l’emploi. C’est la fierté des « salariés, des ouvriers, des professions libérales, des fonctionnaires, des commerçants, des artisans, des agriculteurs ». Pas de place pour le corporatisme.
Myriam Eckert va plus loin en constituant un « Peuple Jaune » dont elle fait implicitement remonter les racines à la Révolution Française par la référence à Robespierre : « nous sommes incorruptibles ». Mais je reviendrai plus avant sur la relation entre Gilets jaunes et histoire plus tard.
Pour l’instant, je me concentrerai sur la manière dont, usant du « nous », Laure Dupuis rend lisible que les Gilets jaunes sont« des gens insérés dans la société, avec un métier, utiles y compris pour ceux qui nous insultent [11]
Structuré par l’anaphore « Nous sommes », cette interpellation aux « gendarmes » et « policiers » vient rendre visible toutes celles et ceux qui font et fondent la société :
« les enseignants qui instruisons vos enfants » ; « les auxiliaires de vie qui prenons soin de vos parents » ; « les boulangers qui faisons votre pain » ; « médecins, infirmières, manipulateurs-radio, nous soignons vos cancers, soulageons vos douleurs » ; « secrétaires et employés de mairie [nous] permettons que vos communes et institutions tournent bien » ; « assistantes sociales et éducateurs spécialisés nous accompagnons les adultes, enfants, familles en grande précarité » ; « Nous sommes avocats et prendrons votre défense », etc.
Ce ne sont pas là des paroles antisociales, de marginaux, de « casseurs » ou autre appellation floue qui se nourrissent de préjugés, servent une idéologie profondément élitiste et craintive voire opposée à la démocratie réelle. Ce sont les paroles de femmes et d’hommes qui vivent de plein pied dans la Cité, qui y contribuent et qui souhaitent faire société ensemble. Cette « parole de gilet jaune » repose avant tout sur l’attachement à la relation humaine pour en finir avec la haine.
Seules les forces de l’ordre manquent à l’appel pour que la convergence soit totale. Une question pratique et éthique leur est soumise : « avez-vous plus besoin de nous ou de Castaner et du gouvernement ? ». Autrement dit, nous sommes fiers de ce que nous sommes au sein de cette société que nous faisons tenir, et vous ?
« Posez-vous la question au moment de nous charger et réfléchissez bien parce que votre miroir, lui, le fera toute votre vie. »
Blâmer la police ici, c’est avant tout blâmer la violence d’un aveuglement : celui de femmes et d’hommes à matraque qui voient leur propre oppression se refléter dans les yeux des manifestants et qui cherchent à détruire leur douleur en les anéantissant. Mais on lit, entre les lignes, que blâmer un prête-nom n’amènera jamais de vrai changement. Comme l’écrit Diane Di Prima dans ses Lettres Révolutionnaires : « c’est l’Establishment – ce fameux 1% / qui nous a refilé la manie / de blâmer [12]
Et pour se défaire de cette « manie », il faut commencer par déconstruire l’hégémonie culturelle bourgeoise. Ce fut, entre autres, l’une des vertus de cette expérience poético-sociale qu’ont été l’écriture et la mise en voix a été le creuset d’une contre culture commune. Le photographe Eric Cron le résume en ces termes :
« Sans ces personnes, sans les Crieuses et Crieurs de rue, sans Myriam, Elodie, Catherine, Benito, Pauvre Blanqui et bien d’autres, aucun avenir n’est possible [13] [13] Eric Cron, « Hurler sans bruit : l’engagement… . »
Cette série de Novembre jaune est le fruit du travail du Collectif POÉTISTHME, de l’association PourQuoiPas et de l’Université Populaire de Bordeaux.
Photo : Jean-Pierre Sageot