Histoire de voir … histoires au pluriel
24 octobre 2023 à 13h00 au 24 octobre 2025 à 14h00
Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise, génèse
Entretien avec André Rosevègue, coordonnateur du livre.
Bulletin de l’I.A.E.S. – Institut Aquitain d’Histoire Sociale
Le Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise est paru début juin 2020. Le corps de l’ouvrage est constitué par un abécédaire des rues, places, boulevards, qui honorent des participants à l’oeuvre coloniale de la France (et à quelques anticolonialistes), ou font référence à des lieux ou des épisodes de cette histoire. Ceux dont le rapport à Bordeaux est particulier sont regroupés sur « la place des Grands Hommes bordelais ». S’y ajoutent un focus sur les musées bordelais et sur les lieux emblématiques et de mémoire, une dizaine de pages d’illustrations, et plusieurs articles revenant sur la guerre du Rif, la mission et le rapport Brazza, le parti colonial, les tirailleurs sénégalais, la société philomathique. La couverture est un cadeau du dessinateur Tardi.
Comment vous est venue l’idée de ce Guide ?
D’emblée, nous avons comme à Paris jugé qu’il ne fallait pas s’arrêter à la mémoire de la traite, mais bien parler de la question coloniale, disons de 1492 à 2020. D’où par exemple la présence dans notre guide des deux ponts, Mitterrand et Chaban-Delmas.
Notre ambition n’était pas de faire œuvre universitaire, mais plus modestement un ouvrage d’éducation populaire. Introduire à l’histoire de la mémoire que Bordeaux a de son histoire de façon sinon ludique du moins accessible par le plus grand nombre.
Comment l’équipe s’est-elle constituée
En plusieurs étapes. Au début, enseignant retraité et militant multicartes (dont Espaces Marx et l’Union Juive Française pour la Paix), j’avais le projet mégalo de réunir tant les militants anticolonialistes et leurs associations que les institutions mémorielles (Musée, Archives) et les universitaires. Cela ne pouvait fonctionner.
Nous avons cependant été reçus de façon tout à fait sympathique par les uns et les autres, qui nous ont encouragé et aidé : les remerciements que nous adressons à Agnès Vatican (Archives départementales), à Frédéric Laux (Archives de Bordeaux Métropole), à Katia Kukawka (Musée d’Aquitaine) ne sont pas diplomatiques.
Nous avons proposé à Karfa Diallo et à l’association Mémoires et Partages qu’il dirige de participer. Il ne l’a pas souhaité. Patrick Serres, le président de l’association, faisant référence au livre Sur les traces de la Traite des noirs à Bordeaux, nous a dit : nous avons fait notre travail, faites le vôtre.
L’équipe a bénéficié de l’aide de Delphine Jamet, alors aux Archives départementales et pas encore adjointe au Maire. Sandra Merlet, étudiante en histoire (membre de la LDH), Donatienne Aubry, militante de Survie, Isabelle Bettinger, qui avait coordonné la première semaine anticolonialiste trois ans auparavant puis Jean-François Meekel, jeune retraité journaliste de France 3, Mireille Besnard, de Mémoires et partages, Gérard Clabé,professeur d’histoire géographie et jeune retraité (militant RESF), Bertrand Gilardeau (syndicaliste FSU) et Martine Descoubes (militante Cimade), professeurs de lettres également à la retraite. Hélène Diarra Doquet, professeure des écoles (en activité) et militante de Survie, et André Rousseau, physicien en retraite et responsable du MRAP 33, se sont intéressés particulièrement aux illustrations.
Jean-Pierre Lefèvre, président de l’association pourquoi pas 33, qui a mené à Bordeaux la campagne pour que le clown Chocolat soit honoré, est un participant du premier jour.
Quand il nous a fallu accélérer (je reviendrai sur les raisons), ce sont surtout Gérard Clabé, Martine Descoubes, Bertrand Gilardeau, Jean-François Meekel, Sandra Merlet qui ont été au clavier.
Nous avons choisi de considérer comme auteur collectif le réseau Sortir du colonialisme 33, car il regroupe au plan local les associations dont les membres de l’équipe sont militants et que l’on retrouve dans le réseau national.
Sur ce sujet, vous ne partiez pas de rien
Certes. Mais aucun.e de nous n’était spécialiste. Nous avons toutes et tous beaucoup appris.
D’abord, il était entendu que nous pouvions utiliser directement les notices du Guide parisien. Des dizaines de noms avaient déjà leur notice. Je n’ai pas vérifié, mais en définitive nous n’en avons gardé telles quelles que très peu. Mais cela nous a mis sur la voie de personnes auxquelles on n’aurait peut-être pas spontanément pensé. Mes camarades ne seront pas surpris que je parle là de Paul Bert, car c’est le test que j’ai fait passer à un grand nombre de personnes. C’est dans le guide parisien que j’ai découvert qui était celui qui a des dizaines et des dizaines d’écoles à son nom en France, presque autant que son ami Jules Ferry. A la question « qui était Paul Bert ? », la réponse qui m’a été faite 9 fois sur 10 a été : je ne sais pas, mais il y avait une école Paul Bert dans ma ville, ou dans mon département… Considéré comme un des pères de l’école laïque, Paul Bert a été un scientifique reconnu qui a mis sa notoriété au service de la diffusion d’un racisme décomplexé y compris dans des livres de « Sciences » pour l’école primaire , qui a participé au parti colonial et a fini comme administrateur du Tonkin ! Bref, comme scientifique, comme enseignant, comme politique, comme administrateur, un symbole de la France coloniale de la III° République
Or Paul Bert a été professeur à l’Université de Bordeaux. Et aujourd’hui encore à Bordeaux la rue Paul Bert derrière le Musée donne son nom à une école et à un centre social !
On sait que un « tabou » de l’Université de Bordeaux a été de ne jamais étudier la traite négrière à laquelle Bordeaux s’est adonné. Il a fallu que ce soit un universitaire nantais, Eric Saugera, qui en publiant en 1995 « Bordeaux port négrier » mette fin au silence.
L’association DiversCités animée par Karfa Diallo, a publié en 2004 un travail remarquable de Danielle Pétrissans-Cavaillès, Sur les traces de la traite des Noirs à Bordeaux. Danielle ne s’est pas contentée des rues, elle a localisé les hôtels particuliers, les monuments, les mascarons…
Aucun de nous n’avait pris connaissance avant de se lancer dans ce travail du livre de Christelle Lozère, Bordeaux colonial, pourtant édité par Sud-Ouest et présent y compris au Musée d’Aquitaine. Peut-être n’avions nous pas été spontanément tenté d’aller voir dans un ouvrage issu d’une thèse d’histoire de l’art. En tout cas, la démarche est passionnante : montrer dans une recension systématique comment les foires de Bordeaux de 1850 à 1940 pouvaient attirer des dizaines de milliers de visiteurs pour présenter côte à côte du coton, une sagaie, un masque, un tableau orientaliste, et un zoo humain.
Il faudrait citer bien d’autres sources, tels le dictionnaire des rues de Bordeaux de Annick Descas et le nouveau viographe de Bordeaux de Robert Coustet ( une viographie, doit-on dire à Bordeaux et nulle part ailleurs à notre connaissance, pour parler de la toponymie urbaine), ou le compte rendu de la commission municipale sur la mémoire de la traite et de l’esclavage…
Comment avez vous travaillé
Nous avons fait de nombreuses séances de recherche aux Archives de Bordeaux métropole, car nous voulions voir quels étaient les arguments des élus municipaux pour honorer la mémoire de tel ou tel. Beaucoup de ces recherches ont été infructueuses, car lors des séances publiques du Conseil on voit souvent un adjoint lire une liste de noms de rues sans les justifier,et le vote intervenir sans discussion. Paul Bert et le général Faidherbe apparaissent comme des exceptions. Les choix ont été réglés en commission. Nous avons voulu alors voir ces comptes rendus de commission, mais là encore le plus souvent les comptes rendus que nous avons consultés rendent compte des choix, pas des débats éventuels.
Il y aurait là très certainement matière à approfondir. D’abord en faisant une recherche plus systématique dans les Archives que celle que nous avons menée. Ensuite peut-être dans un examen de la presse locale, des bulletins municipaux. Certains choix ont dû faire l’objet d’inaugurations (nous avons par exemple pu nous appuyer sur la presse de l’inauguration de la promenade Martin Luther King pour nourrir la notice).
Pour de nombreuses rues des quartiers urbanisés au XIX° et au XX° siècles, on trouve comme seule indication que le nom est celui d’un propriétaire de terrains. C’est souvent quelqu’un qui a donné à la ville le terrain nécessaire à la viabilisation du quartier. Mais d’où vient cette fortune ? Une étude plus approfondie permettrait peut-être de voir s’il s’agit d’un vieil héritage de terres agricoles ou si le propriétaire ou ses ancêtres les avaient acquises grâce au commerce colonial.
A partir des sources déjà citées, mais aussi de publications diverses dont, pourquoi le nier, Wikipedia, nous avons établi une liste et nous nous sommes répartis les rédactions.
Quelques cas particuliers peuvent être signalés.
Le cas de la place du Cardinal Donnet nous a été apporté sur un plateau par notre amie Sylvie Nony, qui l’avait découvert dans le travail qu’elle mène en histoire des sciences. Archevêque de Bordeaux de 1837 à 1882, il exerçait un certain magistère non seulement sur l’Aquitaine, mais également sur les Antilles – un sujet qui mériterait une étude en soi. Et c’est probablement pour cela que dans la compétition mémorielle existant autour de Christophe Colomb entre les libres-penseurs qui en faisaient quasiment le précurseur des Lumières et l’église catholique qui le voyait comme celui qui avait apporté aux Amériques la vraie croix, Donnet a proposé au pape de le canoniser !
J’ai déjà évoqué le clown Chocolat. Ne négligeons pas cette victoire obtenue pendant l’ère Juppé.
Le clown Chocolat, que Gérard Noiriel a sorti de l’oubli, né à Cuba vers 1868, vendu comme esclave en Espagne, est devenu sous le nom de Clown Chocolat le premier grand artiste noir célèbre en France, mort à Bordeaux en 1917. La campagne menée par l’association Pourquoi Pas 33 et son Président Jean Pierre Lefèvre a abouti à l’attribution de son nom à l’aire des cirques sur le quai des Queyries
Dès l’été 2019, notre travail s’est déployé dans trois directions supplémentaires.
D’une part, réaliser un site internet, que je vous invite à explorer (www.bordeaux-colonial.fr/).
D’autre part, la revue trimestrielle Ancrage, au comité de rédaction de laquelle participe Jean-François Meekel, a décidé de publier deux fiches du Guide par numéro depuis l’été 2019.
Surtout nous avons lancé une émission sur La Clé des Ondes, la radio qui se mouille pour qu’il fasse beau (et qui fête en 2021 son quarantième anniversaire, comme la loi ayant permis cette « libération des ondes » – c’est un autre sujet). Le nouveau directeur Xavier Ridon nous a accueilli avec enthousiasme.
Au début, plusieurs membres de l’équipe se demandaient si nous aurions de la matière pour une émission mensuelle. Il s’est avéré que nous n’avions aucun problème pour assurer une heure hebdomadaire sans remplissage. Jean-Pierre Lefèvre, notre conducator (ainsi appelé car il établit le conducteur de l’émission) la mène le plus souvent en surveillant la pendule pour qu’on ne dépasse pas. Entre références au Guide, actualité coloniale et anticoloniale de Gironde et d’ailleurs, entretiens avec des spécialistes de Bordeaux ou d’ailleurs mais de passage (tels Pascal Blanchard ou Olivier Le Cour Grandmaison), notes de lectures et lectures telle celle de l’oeuvre de René Maran (le premier prix Goncourt noir qui a fait ses études à Bordeaux), l’heure est vite passée.
Tu dis que vous avez dû accélérer à la fin, pourquoi ?
Accélérer, oui, sans bâcler quand même ! Mais oui, malgré les relectures on a laissé passer quelques coquilles. Par exemple, le commandant Marchand est mort avant d’être né. Nous comptons sur les lecteurs pour nous envoyer à l’adresse du site toutes leurs remarques, ce qui nous permettra une deuxième édition bien corrigée.
En fait, c’est quand nous avons appris (tardivement, nous aurions dû y faire attention plus tôt) que le président Macron invitait 54 chefs d’État et de gouvernement à Bordeaux début juin 2020 pour un sommet Afrique France 2020 que nous nous sommes dits : ce n’est pas possible que ces personnages ne disposent pas d’un Guide convenable pour visiter la métropole bordelaise !
Les différentes associations qui participent au réseau Sortir du colonialisme étaient partie prenante de la préparation d’un contre-sommet contre la Françafrique. Les informations que nous avions nous donnaient véritablement l’impression de la préparation d’une grande Exposition (néo)coloniale. Nous avons tôt décidé de présenter le livre le 27 mai dans quatre librairies simultanément, histoire de montrer le caractère collectif de la rédaction. Il y aurait eu à la Machine à Lire, à la librairie Olympique, à la librairie Georges (Talence) et à la librairie du Contretemps (Bègles) une doublette pour le présenter. Le livre est sorti à temps, mais COVID-19 a tué le sommet, le contre sommet, et notre initiative de lancement.
C’est tout de même cette perspective du sommet qui a convaincu Tardi, que nous avions contacté car il avait déjà réalisé une affiche pour la Semaine anticoloniale et antiraciste, de nous offrir un dessin de couverture, car il était content d’avoir l’occasion de dessiner Macron. Il avait un scrupule, il ne connaissait pas Bordeaux et nous a demandé des éléments de décor : nous lui avons envoyé une série de photos, la place de la Bourse, la colonne des Girondins, les colonnes rostrales, …. Il n’a gardé que la bouteille de Bordeaux ! On ne saurait trop le remercier ; ce dessin, nous en sommes convaincus, contribue grandement au succès du Guide.
Mais qu’attendez-vous d’un tel Guide ? En quoi établir cet annuaire est œuvre éducative ?
L’idée générale du Guide est de rendre visible à quel point l’État en France s’est constitué comme Etat colonial, à quel point Bordeaux s’est développé autour de son rôle dans la constitution et la gestion de l’Empire, et de quelle façon les noms que portent les voies et places de la ville témoignent de cette histoire et de ce rôle assumé par les édiles dans leur dénomination.
Certes, ce n’est pas le plus souvent en tant que négriers, esclavagistes, sabreurs, administrateurs coloniaux, théoriciens du racisme que beaucoup de personnalités ont été honorées. Elles l’ont souvent été pour d’autres raisons. Honorés comme bienfaiteurs de la ville, ils (ls femmes ne sont guère présentes) ont fait ruisseler un peu de leur fortune accumulée par la production et le négoce des produits coloniaux issus de l’esclavage et du travail forcé. L’état-major de 14-18 a fait ses classes en colonisant l’Afrique et l’Indochine, les généraux de la France Libre ont fait la guerre du Rif. Broca est honoré pour sa découverte de l’aire de Broca dans le cerveau des hominidés, pas pour sa mesure trafiquée de l’intelligence des races à partir de la cranologie.
Même quand les programmes d’histoire évoquent la colonisation, ils ne disent pas deux choses :
– d’une part, la violence inouïe qu’elle a représentée ; je n’avais jamais entendu parler de l’affaire Gaud et Toqué, qui avait défrayé la chronique en 1903. Ces deux administrateurs coloniaux, un 14 juillet bien arrosé à Fort Crampel (région de l’Oubangui-Chari), décident de punir un Congolais accusé de trahison en lui introduisant dans l’anus un bâton de dynamite et en le faisant sauter, « pour impressionner ses congénères ». Fait isolé ? Certes pas : le scandale oblige Paris à désigner une commission d’enquête que présidera Savorgnan de Brazza, mais le commissaire général au Congo Emile Gentil ne sera pas plus inquiété à ce sujet que sur les autres crimes commis. Aujourd’hui encore, c’est lui qui est honoré car est resté le nom de Port-Gentil pour désigner le port pétrolier qui exporte en France le pétrole du Gabon. Et c’est un Emile Gentil, « explorateur », qui a sa plaque sur l’immeuble bordelais où il décédera en 1914
– d’autre part, c’est la traite négrière mais aussi ensuite le régime de l’indigénat, et donc l’exploitation féroce de la population noire qui est à la source de l’accumulation primitive du capital ; c’est le commerce colonial qui va être à la base du développement d’activités en métropole, et notamment en Aquitaine, et va faire entrer des milliers d’aquitains dans le salariat.
Tu parles d’un tabou sur le rôle de Bordeaux dans la traite et l’esclavage, mais depuis 1995 les choses ont bougé tout de même. Les nouvelles salles du Musée d’Aquitaine par exemple.
C’est vrai. L’inauguration des salles XVII°/XVIII° en 2009 marque une date importante. Le changement était peut-être dans l’air du temps, mais c’est aussi le résultat du travail des associations, et en premier lieu celui de DiversCités et de son président Karfa Diallo pour l’installation à Bordeaux d’un mémorial de la traite et de l’esclavage.
Comme nous le disons dans l’introduction « si ces salles ont bien sûr leurs limites, leur existence et leur fréquentation massive notamment par le public scolaire, ont contribué à changer la vision que les Bordelais ont de l’histoire de leur ville ». (1)
Mais il y aurait encore beaucoup à faire. Les panneaux apposés au dessous des plaques de 5 ou 6 rues, pas toujours très lisibles, ça n’est guère suffisant, pas plus que les quelques statues installées.
Notre critique principale à ce sujet, c’est de faire de la traite atlantique un objet clos, une absence de toute compréhension de la continuité entre cette période et les législations suivantes, notamment l’indigénat, dans la construction de l’Empire tout au long de la III° république. Et bien sûr la Libération n’a pas signifié la fin du colonialisme français. La viographie bordelaise en porte la trace : c’est en 1997 que le pont d’Arcins devient Pont François Mitterrand. C’est en 2013 que l’on inaugure le Pont Chaban-Delmas. Ainsi sont honorés deux ministres de la IV° République qui ont joué leur partition dans la défense de l’Algérie française.
Votre Guide s’intitule Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise. Qu’apporte cet élargissement ?
Le changement et la continuité.
Nous n’avons pas fait le même travail sur les 27 autres communes de la métropole, et en particulier nous n’avons pas noté à quelle date le nom des rues a été décidé. Ce sera souvent plus tard qu’à Bordeaux, vu le décalage dans l’urbanisation. Et nous n’avons pas fait de palmarès. Pour le plaisir, je viens de compter : De Gaulle bat Victor Hugo par 19 à 18. Les mêmes noms souvent donc : Montaigne, Montesquieu, Ferry…
Mais on voit tout de même quelques différences. Pas de rue du 19 mars 1962 à Bordeaux : la droite ne commémore pas les défaites, et pour elle le cessez le feu en Algérie en est une. Une dizaine de communes de gauche honorent Mendes-France.
Parmi les oublis du Guide, on trouvera dans la deuxième édition les noms de ministres du front populaire ou des gouvernements de la Libération qui n’ont pas été des décolonisateurs flamboyants, et que la banlieue honore mais que Bordeaux ignore.
6 mois après sa sortie, comment appréciez-vous sa réception ?
Le Guide n’a pas eu la presse d’un Prix Goncourt, mais dans l’ensemble nous avons été agréablement surpris.
Il faut dire que si le Guide n’est pas tombé au moment du sommet prévu, il est tombé en pleine actualité du mouvement Black lives matter après le décès de George Floyd, dont le retentissement a été mondial. C’est dans le monde entier que la réflexion a redémarré sur la présence dans l’espace public des héros du colonialisme. Les statues du général Lee doivent être remisées au musée. A Périgueux, on s’interroge à nouveau sur l’incongruité de la statue de Bugeaud au centre. Des jeunes radicaux martiniquais ont brutalement remis en cause la place donnée à Victor Schoelcher dans l’abolition plutôt qu’aux leaders des révoltes d’esclaves.
Les présentations qui ont eu lieu (librairie La Machine à Lire, Halle des Chartrons avec la librairie olympique, TV7) ont toutes montré l’intérêt suscité.
Le Forum urbain, communauté interdisciplinaire d’universitaires bordelais, a pris l’initiative de nous inviter à un débat sur la décolonisation de l’espace public, en coopération avec le Musée d’Aquitaine, l’Institut des Afriques et l’Université populaire de Bordeaux, et avec le chercheur rennais Renaud Hourcade. Crise sanitaire oblige, ce débat est maintenant repoussé à mai 2021.
Le changement d’équipe municipale à Bordeaux ne s’est pas encore traduit dans la pierre, on peut comprendre que ce ne soit pas la priorité absolue, mais le climat a déjà changé par rapport au temps où l’adjoint au maire chargé des relations de Bordeaux avec l’Afrique francophone (une originalité) traitait de délinquants ceux qui, à l’instar des militants du contre-G7 de 2019 au pays basque, envisageait un contre-sommet de la Françafrique. Les premiers contacts sont encourageants.
Et maintenant ?
Et donc, pour vous, comment décoloniser l’espace public ?
D’emblée, quand nous avons constitué l’équipe, nous avons décidé que nous ne prendrions pas position dans le guide sur la question du maintien ou du changement du nom des rues, que notre travail se situait en amont, faire découvrir qui étaient les personnes honorées, les lieux mis en valeur, les événements commémorés.
Nous entendons l’argument de ne pas faire disparaître les traces. Nous citons la conférence que l’historien Camille Jullian a donnée à Paris : « ne changez pas le nom des rues ». Mais nous constatons que les villes n’ont pas hésité dans le passé à opérer des changements majeurs dans leur « viographie ».
Il y a besoin d’explications, mais aussi de décisions fortes. Bordeaux a su débaptiser le Cours Maréchal Pétain et le nommer Cours de la Libération. Combien de temps encore l’ancienne rue de Paris continuera-t-elle d’honorer Adolphe Thiers, qui envoie Bugeaud en Algérie en 1840 et sera en 1871 le massacreur de la Commune ?
Ce dont nous sommes convaincus, c’est qu’il ne faut pas faire de cette question une affaire de spécialistes. La saturation de l’espace public par les figures (masculines) de la domination glorieuse de la France sur les « races inférieures » (Jules Ferry) a à voir avec le sentiment d’exclusion que peuvent ressentir ceux qui en sont les descendants, et le sentiment conscient ou inconscient de supériorité qui anime les « Blancs » (cf par exemple les exemples lumineux rapportés par Lilian Thuram dans « La pensée blanche »). Le Guide s’est donné pour but de contribuer à décoloniser les imaginaires. Des actes doivent suivre.
Et maintenant, quoi ?
L’équipe ne s’est pas dispersée.
Le Guide doit pouvoir être l’occasion de nombreuses rencontres avec divers publics, dont des publics scolaires. Nous espérons qu’il trouvera sa place dans les CDI comme dans les médiathèques. Dans la mesure où cette place de Bordeaux dans le commerce colonial a eu une importance décisive dans la structuration de l’économie moderne de son « hinterland », c’est-à-dire de toute la région, nous pensons que le Guide peut avoir sa place au-delà de la métropole bordelaise.
L’idée de décoloniser l’espace public ne concerne pas que la ville de Bordeaux, mais au-delà toutes les communes de la métropole, et au-delà.
Pour que le Guide puisse demeurer un ouvrage de référence, il nous faudra bien sûr assurer une deuxième édition révisée et actualisée, si possible dès 2022.
Après le guide parisien et le guide bordelais, d’autres guides comparables sont à écrire. Mon ami et camarade Dominique Natanson a écrit un petit guide du Soissons colonial où le général Mangin, l’homme de la Force noire, est toujours honoré. A Marseille, une équipe est au travail pour un Guide du Marseille colonial, j’en ai rencontré le coordonnateur en septembre dernier, le Gide devrait paraître en 2021.
L’émission radio continue. Que les lecteurs de cette revue n’hésitent pas à nous adresser remarques et critiques. L’équipe se renouvelle avec de nouvelles voix.
Sans prétendre concurrencer les historiens de profession (d’autant qu’un quart de siècle après Saugera ils viennent enfin de publier aux éditions Mollat un ouvrage collectif sur « la Mémoire noire » (2)), les membres de l’équipe aimeraient bien approfondir certains sujets. Militants engagés dans la lutte contre toutes les formes de racisme, nous sommes convaincus que s’il y a un devoir de mémoire il n’incombe pas aux victimes, mais d’abord à ceux qui bénéficient du « privilège blanc ».
(1) Je peux le dire, nous avions au départ décidé de ne faire que de courtes notes sur les musées de Bordeaux, et j’ai écrit les lignes sur le Musée d’Aquitaine en insistant sur les limites que Juppé avait voulu donner à cet effort mémoriel. Ignorant les propos de l’introduction, l’ancien directeur du musée François Hubert, artisan de ce qui a été tout de même un changement radical, et qui avait reçu notre projet avec intérêt et sympathie, a été blessé de façon compréhensible par le traitement infligé au musée par cette note, remarquant que le Musée des Arts décoratifs y avait le double de lignes !
(2) “Mémoire noire: histoire de l’esclavage: Bordeaux, La Rochelle, Rochefort, Bayonne”, publiée aux éditions Mollat sous la direction de Caroline Le Mao.