Histoire de voir … histoires au pluriel
24 octobre 2023 à 13h00 au 24 octobre 2025 à 14h00
Vite avant qu'il ne disparaisse des écrans, il faut voir ce polar se déroulant dans le delta du Guadalquivir au début des années 80, à deux pas de Séville et de comprendre les "bienfaits" pour les populations de cette société franquiste.
Misère, poids de la religion, machisme, bref les latifundiaires andalous ont pu grâce à ce glacis de domination franquiste, et à son acceptation servile volontaire ou pas, continuer à exercer leurs pouvoirs moyenâgeux.
Ce film oppose aussi deux conceptions policières et l'enquête croisée des deux détectives que tout oppose donne ainsi une autre dimension au film sur fond de conflit social et de réveil du mouvement paysan à la conquête de ses droits et de son émancipation. Un réveil !
Enfin les images notamment du tout début du film sont magnifiques.
Quelques images (volées) magnifiques du film.
LA CRITIQUE DE TELERAMA DU 15/07/2015
C'est un paysage insolite, jusqu'ici négligé par le cinéma. Et pourtant, quel potentiel dramatique ! Le delta du Guadalquivir, avec ses milliers d'hectares de marécages couverts de rizières, est un véritable labyrinthe végétal et aquatique. On s'y cache, on s'y perd, on y trafique toutes sortes de biens plus ou moins licites.
Dans le sixième film d'Alberto Rodríguez, grand triomphateur des derniers Goya (les César espagnols) et polar le plus excitant de l'été, on y tue, aussi, avec un raffinement pervers. C'est dans cet univers sauvage, à quelques kilomètres de Séville et de la « civilisation », que deux policiers venus de Madrid débarquent au début des années 1980 pour enquêter sur la disparition de deux adolescentes aux moeurs soi-disant légères.
La transition démocratique que vit alors l'Espagne n'a pas encore conquis l'Andalousie profonde. Dans leur chambre d'hôtel, les deux flics découvrent des photos de Franco et de Hitler accrochées au crucifix. Et dans les champs de riz, le système presque féodal des latifundios a de beaux restes : le grand propriétaire terrien est au-dessus des lois, avec la bénédiction des autorités, qui préfèrent réprimer les ouvriers agricoles en grève…
Cette injustice, Pedro, le plus jeune des deux enquêteurs, ne peut s'y résoudre, même si son idéalisme lui a déjà coûté cher : il a écopé d'une mutation disciplinaire, quelques années plus tôt, pour avoir dénoncé un supérieur corrompu. Son partenaire a plus de bouteille (dans tous les sens du terme !) et moins de scrupules : Juan est le genre de flic qui tape d'abord pour discuter ensuite, et ne s'embarrasse pas trop des subtilités du code de procédure pénale. L'opposition de style entre le « good cop » et le « bad cop » est un classique, sinon un cliché du polar.
La Isla mínima la rend plus complexe, dévoilant aussi bien la part d'ombre du « gentil » Pedro (Raúl Arévalo, découvert en steward gay dans Les Amants passagers d'Almodóvar) que la séduction ambiguë du cynique Juan (Javier Guttiérez, impressionnant).
A l'image des marais, où la fange sommeille sous l'eau trouble, les frontières entre la loi et le crime, entre le bien et le mal deviennent floues. Alberto Rodríguez utilise à plein ce surprenant décor naturel, tantôt écrasé par un soleil aveuglant, tantôt noyé sous le déluge d'un orage dantesque. Images étonnantes et scènes d'action spectaculaires : notamment la splendide poursuite automobile dans la poussière, sur les chemins étroits des canaux…
Les visions oniriques d'oies sauvages dans le ciel, les apparitions répétées d'une « voyante » autoproclamée donnent, par moments, au film une dimension surnaturelle : il y a du True Detective, la formidable série de Nic Pizzolatto, dans cette traque au tueur en série qui réveille les fantômes du passé… — Samuel Douhaire